Sciences & Avenir, Juin 2001

 

Le cerveau de la foi

Un nombre croissant de chercheurs américains traquent dans le cerveau les manifestations de la religion et du sacré. Des travaux auxquels on a du mal à accorder foi.

par P.J.-B.


Disons-le d'entrée de jeu : dieu ne se cache pas dans le cerveau sous la forme d'une structure corticale ou sous-corticale. Pourtant, depuis quelques années, un nombre toujours plus importants de scientifiques américains adhèrent à une toute nouvelle " discipline " qu'ils ont même baptisée " neurothéologie " : l'étude des mécanismes cérébraux des phénomènes de croyance religieuse. Pour eux, le cerveau serait structurellement apte à produire, mieux, à capter l'essence du " Numineux ", d'un monde spirituel peuplé d'ancêtres ou d'anges Si tel était le cas, que faire des athées, agnostiques, sceptiques et autres rationalistes ? L'histoire fourmille d'individus parfaitement hermétiques à toute réalité de l'au-delà (1). Sont-ils anormaux ? La réponse est non, bien sûr. Toutefois, une bonne moitié de l'humanité se réfère à dieu, développe certaines superstitions, pratiques divers rituels au nom de croyances plus ou moins dogmatiques. Et on ne compte plus les " illuminés ", les prophètes et tous les mystiques ayant vécu (ou prétendu vivre) quelque expérience " surnaturelle " de saint Paul à sainte Thérèse, de Mahomet à Dostoïevski. Ni les travaux scientifiques et médicaux qui leur ont été consacrés depuis William James (2). L'un des derniers en date fait les gros titres de la presse américaine. Il concentre en 160 pages toute l'ambiguïté d'une approche strictement biologique de la question religieuse. Andrew Newberg et feu son collègue psychiatre Eugen d'Aquili, de l'université de Pennsylvanie, y résument la teneur de leurs expériences réalisées sur des moines chrétiens et des yogis entraînés durant ces moments forts de la vie religieuse que sont les transes mystiques. Ou les extases. A l'aide de techniques modernes d'imagerie médicale, ils ont observé une forte diminution de l'activité d'une région située dans la partie supérieure du lobe pariétal, " l'aire des associations d'orientation ". Si ce phénomène intervient dans l'hémisphère gauche, lors d'une méditation poussée par exemple, il serait la manifestation d'une impression particulière où le corps perdrait toute frontière avec l'environnement, où il n'y aurait plus de différence ressentie entre le soi et le non-soi. Du côté droit, ce serait la sensation de l'espace infini. Notons que l'étude ne porte que sur des " spécialistes " de la pratique religieuse D'autres études, consacrées à une population moins spécifique, ont tenté de découvrir ce qui distinguait réellement le cerveau d'un individu " religieux " de celui d'un athée. Tâche ardue frôlant la gageure ! En 1997, Jeffrey Saver et John Rabin, neuropsychiatres à l'université de Californie, à Los Angeles, ont tenté de faire le point sur la question. Conclusion : il n'existe aucune structure propre au discours religieux dans l'hémisphère gauche, à sa teneur prosodique ou émotionnelle dans l'hémisphère droit, ou aux discussions scolastiques et talmudiques dans le lobe frontal. " le substrat neural de la prépondérance d'une pensée ou d'un affect religieux est donc l'ensemble du cerveau ", écrivent-ils. Tout juste peut-on étudier les cas pathologiques comme les épileptiques et les schizophrènes.

En crise d'épilepsie

Bien avant Hippocrate, le " haut mal " était déjà considéré comme une intrusion du sacré dans l'esprit d'une personne. Une sorte de possession soudaine, bénéfique aux yeux des Grecs anciens, maléfique à ceux des chrétiens médiévaux. En outre, certains épileptiques célèbres ne font pas mystère de la teinte mystique de leurs crises. " Qu'importe qu'il s'agisse d'un état de tension anormale, puisque le résultat [...] apparaît comme le plus haut point d'harmonie et de beauté, qu'il procure un sentiment inouï, insoupçonné jusqu'alors, de plénitude, de mesure, d'apaisement et de fusion par la prière avec la plus haute synthèse de la vie ? ", s'exclame l'" Idiot " sous la plume d'un Dostoïevski qui sait de quoi il parle. Seulement, les épileptiques n'éprouvent pas tous, loin de là, ce que décrit le romancier russe. Dans la plupart des cas, la teinte religieuse d'une crise dépend du contexte culturel du malade. Un patient issu d'un milieu religieux aura plutôt tendance à attribuer une explication surnaturelle à ce qu'il ressent durant ses crises et juste avant qu'elles ne se déclenchent, pendant la période dite d'aura. Une catégorie particulière d'épileptiques a cependant attiré l'attention des chercheurs, ceux qui souffrent de crises partielles et complexes. La synchronisation nerveuse se déclenche plus ou moins fréquemment dans certaines zones limitées du cerveau, notamment les lobes temporaux et la région limbique sous-jacente : amygdale, hippocampe et gyrus cingulaire. Selon les (rares) études, de 23 à 83 % des personnes subissant ce type de crise éprouvent une aura de type " psychique ". Elles peuvent avoir l'impression que le monde est irréel (déréalisation), qu'elles-mêmes sont inexistantes (dépersonnalisation), voir leur double ou se voir de l'extérieur (autoscopie), ressentir une extase, bref, autant de phénomènes psychologiques habituellement associés à certains comportements religieux comme la conversion. Mais de là à dire que saint Paul a eu une crise d'épilepsie partielle du lobe temporal gauche sur le chemin de Damas, il y a un pas Car même si certains épileptiques font preuve d'hyper religiosité, la grande majorité des malades n'associent pas leurs auras à des expériences inspirées. " La religiosité ne serait pas le trait universel d'une certaine catégorie (interictal personality) d'épileptiques du lobe temporal gauche, mais elle émergerait au sein d'un sous-groupe souffrant de crises très fréquentes ", présument Saver et Rabin. Certaines psychoses comme la schizophrénie, les NDE (" expériences de mort approchée "), l'usage de stupéfiants, les privations de nourriture ou de stimuli sensoriels des anachorètes et des chamans peuvent provoquer des comportements mystiques. Tout juste peut-on suggérer que la région impliquée est le système temporo-limbique. Penfield et d'autres grands neurochirurgiens ont stimulé cette région à l'aide d'électrodes en demandant à leurs patients ce qu'ils éprouvaient. En général, diverses formes d'illumination. A chaque fois, en fait, le phénomène décrit relève d'une altération des états de conscience, d'une modification de la relation au monde et à soi. Et dieu dans tout ça ? On serait tenté d'écrire qu'il n'y est pour rien. Qu'il n'est qu'une façon de "rationaliser " l'ineffable. Rappelons que le lobe temporal gauche et les régions adjacentes sont impliquées dans la parole et qu'il est pour ainsi dire impossible de penser sans mots. les véritables causes de la croyance sont ailleurs. En 1976, un psychologue américain - Julian Jaynes - émettait une remarquable hypothèse : la théorie du cerveau bicaméral. Selon lui, l'humanité avant l'âge du fer (1200 av. J.-C.) vivait en contact étroit avec les dieux. le monde surnaturel côtoyait le nôtre car l'hémisphère droit, siège de la pensée symbolique, de " l'imaginaire ", n'était pas encore sous la domination du gauche, le rationnel, le verbal. Puis, sans que l'on sache bien pourquoi, ce dernier a fini par prendre le dessus : ce fut l'émergence de la conscience. Théorie désuète ? Certes, mais elle tombe à propos. La neurothéologie, quelle soit motivée par une idéologie sceptique ou une ambition religieuse, ne peut ignorer que la religion, dieu, les esprits sont des notions plus culturelles, sociales ou psychologiques, que simplement naturelles.